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La crise de la souveraineté contemporaine

  • Tourneux, Odile (École Normale Supérieure de Lyon – Laboratoire Triangle)

 

Abstract

Dire que le pouvoir souverain est « en crise » relèverait presque d’une opinion commune. La mondialisation de l’économie, les politiques de décentralisation, la création d’instances supranationales comme l’Union européenne ou l’Organisation des Nations Unies rendraient inadéquat le modèle d’un pouvoir absolu et indépendant des États. La crise de la souveraineté contemporaine serait à entendre comme l’inadéquation d’un modèle politique forgé au XVIIe siècle. Dans l’air de la post-souveraineté (Neil MacCormick), le concept ne serait pas plus descriptif que normatif : il ne nous dirait rien des rapports de pouvoirs effectifs et ne serait plus à même d’organiser une vie politique mondialisée.

Cependant, l’usage du vocable persiste. Les hommes politiques et les individus n’ont de cesse de porter la souveraineté comme une revendication : luttes pour l’indépendance de la seconde moitié du XXe siècle, position souverainiste de certains partis d’extrême droite mais aussi de certains États (Grande-Bretagne), mobilisations citoyennes contre la confiscation du pouvoir par les représentants, etc. Loin d’être en déclin, la souveraineté en débat anime et vivifie l’espace public. Si la souveraineté est « en crise », ce n’est peut-être pas au sens où ce concept inadéquat serait sur le point de disparaître du champ politique. La crise nomme aussi un état de tensions extrêmes persistantes. Or, il nous semble que la souveraineté est précisément faite de ces tensions a priori indépassables. La souveraineté est éminemment problématique, « paradoxale » (Martti Koskenniemi). Dès l’âge classique, la souveraineté est en effet tout à la fois le nom d’une tension et de sa résolution : il s’agit, pour chacun de ses théoriciens, de rendre compatibles la liberté et l’obéissance, le commandement et l’assujettissement. Loin d’être le signe de son déclin, les reconfigurations contemporaines des rapports de pouvoir viennent aviver ces tensions constitutives de la souveraineté. Chaque signature de traité, chaque réflexion sur la forme des institutions européennes, fait ainsi par exemple résonner dans les États membres de l’UE les données incompatibles de la vie publique. Qui détient le pouvoir de décision ? Est-ce le peuple se rendant aux urnes, le Parlement, l’État comme institution, les membres du gouvernement, les instances européennes ? Chacune des composantes de la vie publique s’appuie sur les autres, a besoin des autres, au point que l’exercice du pouvoir souverain apparaît comme paradoxal.

Dès lors, la souveraineté n’est pas en crise, elle est une crise dans la mesure où elle est l’expression des incompatibilités du jeu politique. La souveraineté nous donne à comprendre la crise politique non pas comme un état morbide ou comme un accès aigu, une métamorphose brutale, mais comme une situation permanente de tensions, comme un équilibre métastable. Chaque instant peut voir disparaître les rapports de pouvoirs ou conduire à leur reconfiguration.

Tout l’enjeu de notre travail consiste à comprendre comment les évolutions historiques contemporaines reconfigurent ces tensions constitutives de la souveraineté. Nous aimerions montrer, dans le cadre du septième congrès triennal de l’ABSP, comment la souveraineté a toujours été un concept critique, comment, de Bodin à Rousseau, les théoriciens qui la défendirent la perçurent comme une solution problématique et précaire ; mais surtout comment la vie politique contemporaine européenne vient aviver ces tensions, vient susciter la crise autrement. Plus qu’une disparition ou un maintien, le début du XXIe siècle nous donne à voir l’exacerbation du problème de la souveraineté.

Texte de la communication