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›  La crise ? Quelle crise ? La politique européenne de gestion des frontières extérieures à l’épreuve des « crises » terroriste et migratoire

La crise ? Quelle crise ? La politique européenne de gestion des frontières extérieures à l’épreuve des « crises » terroriste et migratoire

  • Dravigny, Josselin (Doctorant en science politique, Centre Émile Durkheim / Sciences Po Bordeaux)

Abstract

Dans les discours politiques nationaux et européens, les attaques terroristes perpétrées en Europe entre 2015 et 2016 ont été présentées comme une « situation de crise », nécessitant de fait des mesures rapides, fermes, voire exceptionnelles aux échelons national et européen. Dans ce contexte, les décideurs politiques nationaux et européens ont avancé un certain nombre de réponses qualifiées de «nécessaires» pour renforcer le contrôle aux frontières extérieures (création du PNR européen, révision du Code frontière Schengen, etc.).

Parallèlement, l’afflux massif de migrants en direction du territoire européen est également labellisé comme une « crise migratoire » par les décideurs politiques. Cette situation a là-encore été mobilisée par les responsables politiques pour appeler à un durcissement de la politique européenne de gestion des frontières, afin de lutter contre l’immigration irrégulière, perçue comme menaçante et exceptionnelle. Ainsi, les professionnels de la politique ont insisté sur le besoin de mettre en place rapidement des dispositifs normatifs et opérationnels censés renforcer les frontières extérieures de l’UE (transformation de Frontex en une véritable agence européenne de gardes-frontières, création de hotspots, implication d’Europol dans la lutte contre l’immigration irrégulière et les réseaux de passeurs, lancement d’une opération militaire européenne en Méditerranée).

Le caractère « critique » (dans le sens de crise) des deux phénomènes que nous étudions est renforcé par leur relative proximité. En effet, la « crise migratoire » vient renforcer la situation de crise faisant suite aux attentats terroristes, dans la mesure où certains djihadistes sont entrés irrégulièrement sur le territoire européen en empruntant les « routes des migrants » (nous pouvons citer les kamikazes du Stade de France à Saint-Denis, mais aussi le cas de plusieurs réfugiés ou demandeurs d’asile syriens ayant préparé des actes terroristes en Allemagne notamment). Ainsi, un lien est établi entre immigration irrégulière et terrorisme dans ce que Bigo nomme un « continuum d’insécurité » (Bigo, 1996, 2002), résultant d’un processus de « sécuritisation » (Buzan, de Jaap, Waever, 1998 ; Balzacq, 2005) menée par les professionnels de la politique et les professionnels de la sécurité.

Prenant appui sur Edelman (1977), nous envisageons la labellisation en termes de crise comme une modalité cruciale permettant de sécuriser un enjeu politique et de s’assurer un consensus assez large sur son traitement. Toutefois, cette construction n’est pas seulement un acte de langage, c’est aussi une catégorie de pratiques (Jeandesboz & Pallister-Wilkins, 2014). De fait, un processus de labellisation en termes de crise peut être producteur d’effets. Dès lors, la convergence de « situations de crise », comme la menace terroriste et l’immigration irrégulière, vers un espace particulier, à savoir les frontières extérieures de l’Union européenne, nous incite à analyser plus en profondeur les effets de cette labellisation en termes de crise sur la politique européenne de gestion des frontières.

Nous verrons tout d’abord que, même si la labellisation en termes de crise permet aux décideurs politiques d’apporter des réponses urgentes et spectaculaires en matière de contrôle des frontières, ce domaine ne repose pas exclusivement sur des logiques relatives à l’immédiat et à l’exceptionnel. Au-delà des réactions politiques, le renforcement du contrôle des frontières pour lutter contre le terrorisme et l’immigration irrégulière s’organise surtout à travers une activité quotidienne et routinisée de la part des bureaucrates (fonctionnaires nationaux et européens) et les professionnels de la sécurité (Jeandesboz & Pallister-Wilkins, 2014). Ces dynamiques discrètes et de long terme s’avèrent bien plus larges et performatives que les réponses politiques à ce qui est labellisé comme une « crise ».

Ensuite, nous analyserons les relations entre d’une part les réponses politiques aux « crises », et d’autre part l’action concrète des bureaucrates et professionnels de la sécurité, pour constater qu’elles peuvent se compléter ou au contraire se confronter. En effet, si dans certains cas les réponses politiques apportées à ce qui est construit comme une « crise » se contentent de reprendre voire accélèrent le travail routinier des bureaucrates et des professionnels de la sécurité (adoption du PNR et de la directive armes à feu, voir Dravigny, de Maillard, Smith, 2016), elles peuvent tout autant s’avérer contreproductives par rapport à l’action de ces derniers, car complètement déconnectées de leurs réalités quotidiennes (volonté politique de multiplier les bases de données européennes alors que les services nationaux n’alimentent pas les fichiers existants, installation de portiques dans les gares reliées par le Thalys, voir ibid.).

Toutefois, pour terminer nous montrerons que même si des tensions peuvent apparaître entre les « politiques technocratiques » et le « spectacle politique » (Huysmans, 2006), les fonctionnaires nationaux et européens se servent de la labellisation en termes de crise pour «normaliser l’urgence, en utilisant le sens de l’urgence construits par les professionnels de la politique pour en faire un cas concret de normalisation » (Jeandesboz & Pallister-Wilkins, 2014) de la politique européenne de gestion des frontières. Plus globalement, nous constaterons que le processus de construction d’une « crise », bien qu’il soit le fruit des professionnels de la politique, fonctionne comme une « fenêtre d’opportunité politique » (Kingdon, 1984) saisie par un certain nombre d’acteurs, soit pour renforcer leur position au sein du policy-making européen en matière de contrôle des frontières extérieures (Commission européenne, voir Lavallée, 2016, Frontex, fournisseurs industriels de technologies sécuritaires), soit pour s’impliquer dans un domaine où ils n’étaient pas compétents jusqu’alors (Europol, voir Piquet, 2016). Dès lors, le processus de construction d’une « crise » peut être à l’origine d’une modification.

Tout au long de cette présentation, nous adopterons une approche issue de la sociologie politique de l’international, nous permettant d’interpréter les « processus multiples par lesquels les agents politiques soutiennent une forme d’amnésie quant à la mise en place de pratiques spécifiques de contrôle des frontières […], [tout en] cartographiant les différents champs qui, comme des forces magnétiques, attirent une multiplicité d’agents et les polarisent autour d’enjeux spécifiques » (Bigo & Walker, 2007). Nous baserons d’une part notre argumentaire sur de multiples entretiens réalisés auprès de fonctionnaires nationaux et européens en charge de la sécurité intérieure, auprès de professionnels de la sécurité, et d’autre part sur une analyse de contenu tiré de discours politiques et documents officiels.